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Hiver plus froid que prévu

 Pour cette fois, il n'est pas question de voyage. Pas ou peu d'évasion. C'est une routine bien établie sur un fond méditerranéen où résonne la langue des tsars. Seuls nos hôtes donnent le tempo à cette trêve.

 

Le retour à la ferme a été mûrement réfléchi. Je veux dire que ce n'était pas une évidence. Peser le pour et le contre. Prendre la situation sous tous les angles afin d'être convaincues et fortes pour passer l'hiver dans les meilleures conditions possibles.

 

Ce n'est pas le travail qui nous fait peur. Au contraire, c'est une véritable source de joie et de plaisir de s'occuper des animaux. Et nous savons que de gros chantiers nous attendent comme le potager, et l'agrandissement de l'enclos pour les vaches et les chèvres. 

Non, ce qui pêche c'est l'humain. La relation avec Olga et Andreï est cordiale mais ce n'est pas une source d'épanouissement. Quant aux enfants, l'adolescence et la non-éducation n'en font pas des êtres abordables. De plus ils sont une vraie source de nuisances sonores en tout genre, donc même en voulant les ignorer, les décibels finissent toujours par nous parasiter. Mais il y a pire. La maison est à l'image de tout. Elle n'est pas entretenue. Elle est en état de décomposition, comme rongée de l'intérieur. La décoration des murs est un assemblage de champignons, de toiles d'araignées, de mouches écrasées et de quelques canevas de nature morte. Le sol est le champ d'expression des matières fécales des chiens qui ne se donnent pas la peine de sortir pour leur besoin. Personne ne les ramasse. Et Olga est surement bonne cuisinière mais pour moi la cuisine est bonne quand elle est propre. Nous ne sommes pas tombées malade les trois premières semaines, peut être sommes-nous trop précieuses… je n'aime pas cette forme de délation, après tout elle nous ouvre ses portes sans retenue, ni préjugés ( je ne ferai pas cas de leur hygiène…). Mais j'avoue me soulager un peu avec ces mots. Et il n'est pas question d'attirer la compassion, c'est juste pour que vous compreniez le contexte. Notre choix est désormais assumé.

 

Donc c'est avec un mental de guerrières que nous retournons à la ferme. Dès lors, nous sommes averties, nous savons sur quel terrain nous allons jouer. J'ai enfilé mes crampons ferrés. De plus, quand nous rentrons, les enfants sont encore en Russie et Olga part une dizaine de jours les rejoindre. Ce qui nous laissera l'occasion de faire quelques ménages printaniers. Et c'est ce que nous faisons. Cassie est une volontaire canadienne fraîchement arrivée et ce fut pour elle un soulagement quand le premier jour nous avons entrepris les premiers grands travaux. On ne le fait pas pour eux,  mais pour nous. Khali n'ose pas s'allonger par terre. Le lendemain c'est Ivan, un autre volontaire russe qui avait déjà passé plusieurs mois ici et qui connaît bien la maison, qui nous aide à remettre les choses dans le bon ordre. Mais surtout il parle anglais et il va pouvoir faire le rôle d'interprète pour discuter avec Andreï jusque là inaccessible et surnommé entre temps “papa Bear” (nous ne faisons pas ici référence à ses mains, ni à sa corpulence qui collerait aussi avec l'image mais à ses incapacités facondes).

 

Les premières 48h furent incroyables. Total relâchement. Le raki (une sorte de gnôle locale) aide à beaucoup de chose et il y en a beaucoup. C'était l'occasion de fêter l'ancien nouvel an orthodoxe. C'est un peu alambiqué mais nous comprendrons plus tard que tout est prétexte à s'enjailler. La fête a commencée à 15h. Nous avons dansé d'abord sur du rock anglo-saxons puis sur du rock punk russe. Le lâcher prise fut total et notre petite équipe posait ainsi les jalons d'une coopération efficace dans le travail avec la bonne humeur. Andreï a un grand coeur et un foie d'ours (quoi d'autre?). C'est sans ménagement que le lendemain matin à 10h nous recommençons notre raki thérapie. Les jours passent tranquillement. Andreï continue à son rythme de relâcher la pression car en Russie pour Olga ça ne se passe pas très bien et leur ancien collaborateur de la ferme leur promet vengeance et endettement. Ambiance vendetta balkanaise pour une poignée d'euros.

 

Un soir alors que nous découvrions un groupe de raggaponk de saint Petersbourg, Andreï en grand chef d'orchestre improvisateur, nous dit de prendre nos maillots de bains. Nous allons au sauna. Il était 23h30. Laura et Cassie préfèrent aller se coucher. Je me retrouve avec Andreï, à son apogée de delirium, et Ivan, heureusement plus raisonnable (il en fallait bien un sur les trois). Mais il avait omis de m'expliquer ce qui m'attendait. En cette date, les russes orthodoxes fêtent le baptême de Jésus Christ. Et à Lustica bay il y a une grande communauté russe. Nous arrivons chez son ami, reçus en grande pompe dans son hôtel, je ne me doute encore de rien. Lorsque je vois arriver 50 personnes endimanchées, accompagnées de deux prêtres, je sens que le sauna va prendre une tournure inattendue. En effet après une petite cérémonie sur la terrasse, plus de la moitié des personnes se retrouvent en maillot de bain prêts à se jeter à la mer. Quand Andreï me dit “go” je ne pouvais me dérober. Alors en sous vêtement ( j'ai toujours une garde robe limitée) je saute dans l'eau sans peur et recevant la folie douce du moment. Ainsi je fût baptisée. Après ce moment glacial, vient le réconfort. Sauna brûlant aromatisé à l'eucalyptus, purée de pomme de terre et jus de fruit. Une fois tout le monde rassasié et après avoir posé pour la photo souvenir avec les deux prêtres (j'étais là petite distraction de la soirée), nous sommes rentrés, nettoyés de l'intérieur, comme neuf pour une nouvelle année.

 

Vient une autre histoire d'eau dans les jours qui suivent. Plus stigmatisante qu'un baptême orthodoxe. C'était un soir de pluie diluvienne.  Les animaux n'étaient pas encore nourris. On attendait une accalmie et Andreï n'avait pas fait d'apparition de la journée. L'après midi il allait chercher une solution à tous ses problèmes auprès d’amis coupeurs de tête peu fréquentables. Il vivait dans un autre monde. Ballotté par son libre arbitre retrouvé sans sa femme et la pression des ennuis,  des problèmes ou des fausses excuses. La marmite devait exploser et c'est sur nous que la soupape a jeté sa vapeur chargée de connerie humaine. Il est rentré furieux. Il avait trouvé un prétexte pour décharger sa haine. Pour une menue dépense au supermarché deux jours auparavant, il avait décidé que nous devions quitter les lieux. “Five minutes and go” avec son air comminatoire. Ivan qui était le seul à pouvoir discuter, essayait tant bien que mal de le raisonner. Mais pour lui c'était trop et son sang lui aussi était, trop, alcoolisé. Je parle de dépenser 40 euros de nourriture et produits ménager pour une semaine et 5 personnes.  “I'm not rockfeller!!! “ sans issue verbale, nous nous sommes dirigées dans notre chambre pour faire nos sacs, décidées et dépitées. Mais lorsque nous avons franchi la porte toute la pluie que nous n'avons pas rencontré depuis 6 mois était là. Aussi Ivan venait de contacter Olga. Elle nous demandait de rester et d'attendre que la crise passe. Il faut savoir à ce moment ravaler sa fierté et être aussi raisonnable que possible vu la météo de la nuit. Nous sommes allées nourrir les bêtes sous une pluie battante. Au retour, Andreï s'est fondu en excuses, à genoux. Pauvre homme, sa place, je peux le deviner, n'est à souhaiter à personne. Tout le monde peut faire des erreurs, personne n'est un exemple de vertu et on a tous un vieux dossier d'une nuit d'ivresse. Donc le lendemain nous avons décidé de rester tout en gardant nos distances avec cet homme qui avait perdu le sens des réalités ce soir là.

 

Voilà comment intronisée au rang des initiés dans la confrérie russe monténégrine,  je suis passée des vapeurs chaudes mêlées d'orthodoxie à la douche froide et glaciale d'un russe désabusé par l'ivresse. Nous avons grandi de cet épisode,  c'était la seule chose à faire si on ne voulait pas qu'elle devienne une amertume rongeante et nécrosant notre foi en l'humanité.

 

Le quotidien devait reprendre ses droits. Le travail a été l'issue la plus favorable à prendre. Le matin on commence par nourrir toutes les bêtes. De la petite caille de 100g à la vache de 800kg. Au même moment la traite de ces dernières. Après c'est la promenade avec le troupeau de chèvres .

 

Puis suit les grands chantiers : débroussaillage de l'équivalent d'un terrain de foot de garrigue pour offrir un plus grand espace aux vaches. Mais comme la famille n'est pas de la lignée des “rockfellers” (nan j'ai dit pas d'amertume…) tout s'est fait à la main ou presque.  La seule tronçonneuse avec sa chaine émaillée faisait son possible mais j'avais l'impression que mes bras développaient plus de puissance/travail que son moteur encrassé et mes bras n'ont jamais eu la réputation d'être des vérins hydrauliques. Puis il a fallu clôturer le tout.

 

Nettoyage et réorganisation de l'atelier qui n'était plus praticable. Potentiellement on pouvait y trouver de tout mais jamais ce que l'on cherchait.

Le potager qui n'a plus été cultivé depuis deux ans et ou le sol maigre demande imagination et adaptation.

Nettoyage des enclos des volailles ou cure d'immunisation contre toutes les bactéries de la terre, du ciel et de l'univers.

Vers 14h c'est la fin.  Et la faim qui guette. On déjeune souvent vers 15h et après c'est quartier libre jusqu'à la traite du soir.

 

Il ne nous reste plus que quelques semaines à attendre. Chaque jour je vois le soleil veiller un peu plus tard et c'est à chaque fois comme s'il me donnait des minutes de vie supplémentaire.  En tout cas c'est une promesse que la grande balade va reprendre bientôt.

 

Et pour introniser cette date je recommence mon récit par le début de cette année. Après avoir quitté nos amies, il nous restait une semaine pour profiter de notre mobilité mécanisée et de tout cet espace à découvrir. Il est question du cœur des Balkans. La Macédoine nous est apparue comme exotique, avec son lot de virginité mais aussi de traditions et de nouveautés.  C'est à Orhid, capitale du tourisme, que nous attendaient des jours tranquilles et riches de culture. Cette ville au bord du lac éponyme est magnifique. Chaque ruelle de sa citadelle est un voyage au cœur de l'Empire byzantin et les mosquées du centre ville sont l'héritage des ottomans. À Orhid il est une époque où tous se côtoyaient en paix, sans à priori, ni ferveur nationaliste. C'est encore visible au marché. Les étales se succèdent et se ressemblent mais les marchands sont encore à l'image de cette diversité. Les Balkans c'est le melting pot medeuropéen.

 

À Orhid nous sommes tombées par hasard sur un début de piste qui nous mènera jusqu’en Albanie. Nous poursuivons la piste d'un chemin. Celle de la Via Egnatia. Une des grandes voies romaine, un boulevard même, qui a été entretenu jusqu'au début du 20eme car elle est l'artère reliant l’Ouest à l'Est des vastes empires qui se sont succédaient. Un voyage depuis Rome jusqu'à Constantinople. Son tracé va d'ailleurs être repris pour y construire une autoroute. Elle nous était jusqu'alors inconnue. Après quelques recherches et quelques mails nous poursuivons notre route vers Durrës, où nous pourrons acheter un livre qui décrit tout le parcours.

 

Le livre en question peut s'acheter soit au musée d'archéologie ou dans une auberge de jeunesse. Il était en rupture de stock à la boutique du musée alors nous voilà parties pour une visite de Durres. Beaucoup de vestiges de l'époque romaine où cette ville faisait partie des grands comptoirs de la marine marchande, animeront la visite. À l'auberge nous trouvons notre sésame. Mais pas que. Nous prenons le temps de discuter avec le propriétaire ce qui lui laisse le temps d'apprécier la présence calme et majestueuse de Khali. Nous sommes donc attendues dans son auberge au mois de mars, en tant qu'hôtes ou volontaires. C'est un préambule à la via Egnatia des plus hospitaliers et j'espère qu'il y en aura d'autres.

 

Pour parfaire notre découverte des Balkans, le hasard nous a offert une autre point de vue. Nous venions de passer une nuit à grelotter sous la couette. L'humidité des marais environnants et l'absence de radiateurs valent une de nos nuits sous la tente du mois de novembre. Oui il fait froid en Albanie l'hiver, et le manque de touristes en cette saison explique le non investissement pour chauffer les chambres d'un hôtel bon marché. Dans la salle du petit déjeuner, le lendemain matin, un couple d'italien, formé par deux entités remarquables, est venu à notre rencontre. Ils sont tous les deux journalistes et passionnés des Balkans. Lui écrit un livre. Un roman qui a pour toile de fond la corruption dans cette région. Elle, a passé plusieurs années en France, elle connaît parfaitement la région puisqu'elle a fait de multiples missions humanitaires. Elle nous parlera pendant plusieurs heures avec tellement d'enthousiasme. Tout le froid de la veille s'est dissipé dans nos esprits. Communiste convaincue elle nous montre (avec discrétion) une image iconique de Tito caché dans son agenda. Puis elle nous expliquera quelques traditions ancestrales albanaises dont elle a traité le sujet sous forme de documentaire, notamment celle des burnishei. Elle nous confia qu'ils sont en Albanie pour les besoins d'informations du roman en cours. Ils ont rencontré beaucoup de bourreaux et aussi de victimes de la corruption. Et pour nous parler franchement “c'est la première fois qu'un voyage me fait perdre goût en l'humanité”. Notre voyage lui rappelle le contraire. Après de beaux mots échangés c'était l'heure de retrouver notre plan de route. Les vacances se terminent et nous voulions visiter une partie du Monténégro. Nous avons profité des derniers instants à enfin ne rien faire, ou presque.

 

Parmi les quelques distractions qui nous sont offertes aujourd'hui, nous nous échappons retrouver la civilisation. Retrouver l'autre. Via internet ou à travers nos projets avec les enfants du collège. On met un place un échange linguistique entre l'école de Radovici et le collège de Frangy. Aussi nous leur avons proposé le projet artistique des mascottes qui partiront avec nous et leur homologue français.

 

Quand tous les astres s'alignent, Andreï nous emmène faire une partie de foot avec ses copains. L'ivrognerie ne lui a pas fait perdre la mémoire de ses promesses. Dans un état d'allégresse il m'avait promis de m'emmener jouer au foot. Un soir de grande première. Je serai sûrement la première et unique femme, avant longtemps malheureusement, à jouer dans cette salle. J'espère avoir ouvert quelques portes et vous me connaissez j'ai fait le nécessaire afin de convaincre “qu'une fille aussi sait jouer au foot”. Même si toutes les paluches n'étaient pas au rendez vous à la fin de la partie,  je peux dire que j'ai passé un bon moment, à retrouver des sensations et à penser uniquement pendant 1h à jouer.

 

Enfin un peu d'évasion...

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Commentaires: 9
  • #1

    Camille Genève (lundi, 25 février 2019 19:04)

    J'adore vos récits les filles, vos aventures sont fascinantes!!!! On voit bien que contrairement à ce que pense la majorité des gens "sédentaires", le voyage n'est pas toujours synonyme de vacances!!!! Bonne continuation, j'attends la suite avec impatience :-) Et Steph, je suis certaines que tu as su les convaincre pour le foot et les femmes ^^

  • #2

    Ju Lie (lundi, 25 février 2019 19:13)

    J’adore tes récits si bien ponctués ...
    Un plaisir de découvrir vos horizons actuels....
    Merci ���

  • #3

    Monier Cathy (Rey) (mardi, 26 février 2019 13:55)

    Bravo, Bravo merci pour ces récits super bien écrits
    Bon courage et continuez à avancer de la sorte.
    Biz à Laura

  • #4

    Delsante Nicole (mardi, 26 février 2019 21:10)

    Merci de nous faire rêver dans nos canapés, vous êtes pleines de courage et d'énergie . Les photos sont superbes.
    Bisous

  • #5

    Maryse Bastian (jeudi, 28 février 2019 08:01)

    Bonjour les filles �
    Et ben.. Je suis scotchée par votre récit !! Ce n’est pas tous les jours roses !! La vie est très rude !! � dans cette ferme.. Et certaines personnes qui craignent..�
    Prenez bien soin de vous et de votre chien .. Les jours à venir seront meilleurs... Patience .... Vivement !! Que vous partiez de cet endroit !!
    Courage les filles et merci � de nous faire partager, votre incroyable aventure humaine...
    Gros bisous �
    �����

  • #6

    Véronique Borget (samedi, 02 mars 2019 09:06)

    Coucou les filles ... posée tranquillement sur mon canapé ... qu il est agréable de s'évader en regardant ces beaux paysages et à la lecture de vos péripéties .... remplissez vous bien la tête de ces magnifiques instants � à bientôt de GROS bizouxxxx de nous 4 ❤❤❤�

  • #7

    elo (mardi, 26 mars 2019 19:04)

    Coucou les meufs !
    ah que j'aime me délecter de vos récits, toujours cette plume précise, aiguisée et habile, merci ! Vivement l'Ablanie !

  • #8

    Caroline (dimanche, 31 mars 2019 17:29)

    Expérience contrastée loin du voyage idyllique... mais sauver par votre soif d'ailleurs et votre foi en l'autre...
    Courage pour la suite!

  • #9

    Jade (lundi, 01 avril 2019 11:58)

    Bonjour les filles !

    Je suis d'accord avec Caroline !
    J'avais besoin de m'évader un peu, heureusement que ce récit se termine sur une note plus enjouée !
    A propos de foot féminin, j'ai regardé la semaine dernière le film paru l'année dernière, Comme des garçons, un film au sujet de la première constitution d'une équipe féminine en France en 1969, à Reims.
    A regarder à votre retour, plus pour le clin d'oeil à la réalité que pour la comédie en elle-même mais ce n'est que mon point de vue.
    J'ai regardé Rêves d'or aussi de Diego Quemada-Diez, au sujet de jeunes guatémaltèques rêvant d'Amérique du Nord.
    On voyage comme on peut ! Métaphoriquement ! Grâce au cinéma, à vos récits et vos photos !

    Le temps passe, vous avancez, nous courons !
    Je ne parviens pas à prendre le temps de vous écrire davantage.
    Je m'initie au vélo à deux avec le gnome derrière moi et aux réparations des premières roues crevées !
    Hâte de lire le prochain récit de votre part.
    Prenez soin de vous les filles.
    A très bientôt.

    Jade.